Le volet politico-financier de
Le juge Renaud Van Ruymbeke vient de demander au parquet de Paris d'élargir son enquête
portant sur le contrat des sous-marins vendus en 1994 au Pakistan à un autre marché d'armement
conclu à la même période par le gouvernement français dans des conditions financières
également suspectes, mais cette fois-ci avec l'Arabie saoudite.
Il s'agit du contrat Sawari II, signé en novembre 1994 par le gouvernement dirigé
par Edouard Balladur avec le royaume de Riyad.
Dans une ordonnance dite de “soit-communiqué”, adressée le 26 novembre au procureur de Paris, Jean-Claude Marin, le juge Van Ruymbeke demande que lui soit délivré par le parquet
un réquisitoire supplétif – c'est-à-dire que le périmètre de son enquête actuelle soit élargi.
Juridique, ce nouveau rebondissement dans l'affaire Karachi n'en est pas moins très important.
Il signifie que le juge veut être autorisé à enquêter sur d'éventuelles rétrocommissions dont
le camp Balladur aurait profité, à l'approche de l'élection présidentielle de 1995, en marge,
non plus d'un, mais de deux juteux marchés d'armement: la vente de sous-marins au Pakistan
pour l'équivalent de 826 millions d'euros (le contrat Agosta) et de frégates à l'Arabie saoudite
pour près de 3 milliards d'euros (Sawari II).
Les deux contrats, signés fin 1994, avaient vu l'irruption au dernier moment d'un réseau
d'intermédiaires imposé par le gouvernement et plus particulièrement, selon plusieurs témoignages concordants, par le ministère de la défense de l'époque, dirigé par François Léotard,
soutien de poids du premier ministre-candidat, Edouard Balladur.
Les deux principaux animateurs de ce réseau de la dernière heure, les hommes d'affaires
d'origine libanaise Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir, concentrent aujourd'hui tous
les soupçons de reversements illicites au profit de la campagne présidentielle de M. Balladur.
Pour ce qui est du contrat Sawari II, un troisième homme leur était associé, le cheikh Ali Bin Mussalam,
un richissime Saoudien mis en cause par les Etats-Unis dans plusieurs affaires de financement du terrorisme.
Il est mort en 2004 dans des conditions qui n'ont jamais été totalement tirées au clair,
malgré le fait qu'il vivait alors sous assistance respiratoire, selon plusieurs sources.
L'ordonnance de M. Van Ruymbeke semble entériner aujourd'hui une évidence: il est impossible
de dissocier les contrats Agosta et Sawari II, quand bien même le magistrat aurait-il été
saisi initialement du seul dossier des sous-marins vendus au Pakistan.
- Dans son ordonnance du 26 novembre, le magistrat écrit ainsi qu'il souhaite instruire sur des«faits nouveaux d'abus de biens sociaux, complicité et recel, relatifs aux contratsconclus avec le réseau M. Takieddine/El-Assir: – Par la DCN-I dans le cadre du contrat Agosta (Pakistan) pour environ 33 millions d'euros;
– Par la Sofresa dans le cadre du contrat Sawari II (Arabie saoudite) pour environ
200 millions d'euros selon le président de la Sofresa. »
La Sofresa était un organisme d'Etat, aujourd'hui baptisé Odas, chargé de toute l'ingénierie
financière liée aux grands contrats d'armement signés par la France avec l'Arabie saoudite.
Dans une première ordonnance datée du 6 octobre, le juge Van Ruymbeke, saisi d'une enquête pour «entrave» et «faux témoignage» par une plainte des familles de victimes de l'attentat de Karachi, constituées parties civiles, avait aussi accepté d'instruire sur des faits d'«abus de biens sociaux»,
en l'occurrence les commissions suspectes versées à l'occasion du contrat Agosta.
Mais le parquet a fait appel de cette décision en estimant que s'agissant des faits
d'«abus de biens sociaux», les parties civiles étaient irrecevables, au motif qu'elles
n'établiraient pas le lien entre d'éventuelles infractions financières commises par la Direction des constructions navales (DCN) en 1994 et l'attentat de Karachi commis le 8 mai 2002.
Sans attendre la décision de la cour d'appel, le magistrat a donc estimé que le parquet devait
changer sa position au vu d'«éléments nouveaux». Il s'agit, précise le juge, «des déclarations» recueillies dans son cabinet ces dernières semaines et qu'il rappelle:
« MM. Aris et Menayas, respectivement vice-président commercial de la DCN-Iet directeur financier à l'époque des faits,
– M. Mazens, nommé président de Sofresa par le ministre de la défense en décembre 1995,– M. Charles Millon, ministre de la défense en 1995/1996,– M. Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée en 1995/1996. »
L'un de ces témoignages est resté jusqu'ici inédit. Il émane d'Emmanuel Aris, ancien vice-président
(de 1994 à 2000) de DCN-I, la filiale commerciale de la Direction des constructions navales. Mediapart, qui a pris connaissance de son audition en qualité de témoin, recueillie le 24 novembre,
en révèle le contenu.
Sous l'autorité du PDG de DCN-I, Dominique Castellan, le rôle d'Emmanuel Aris consistait,
selon ses propres termes, «en la recherche et le choix des agents qui étaient censés contribuer à la réussite de nos négociations commerciales, partout dans le monde».
En clair, c'est lui qui gérait les intermédiaires chargés de “corrompre” les décideurs à l'étranger
dans le cadre des contrats d'armement.
Pratique choquante mais légale jusqu'en 2000 et l'application dans le droit français
de la convention contre la corruption votée par l'OCDE.
Les secrets de Heine
Au cours de son interrogatoire, M. Aris a principalement été questionné sur l'homme-clé de l'affaire, Jean-Marie Boivin, qui après avoir travaillé pour la direction des constructions navales, s'occupa de la gestion d'une société-écran, Heine, créée en 1994 au Luxembourg, avec l'aval du ministre du budget Nicolas Sarkozy (voir note interne de la DCN ci-dessous), pour faire transiter les commissions les plus suspectes versées par la DCN.
Parmi elles figurent celles versées au duo Takieddine/El-Assir dans le cadre du contrat Agosta.
«M. Boivin, de par ses connaissances des milieux d'avocats à l'étranger, nous a guidés
dans la constitution et la mise en place de nos circuits de paiement des commissions.
Le but de ces circuits était de protéger DCNI, d'assurer la discrétion des paiements et la protection de nos agents de façon à ce qu'il n'y ait pas de lien financier direct
entre DCN-I et l'agent concerné», a indiqué d'emblée M. Aris.
«Lorsque nous avions décidé des circuits de paiement de ces commissions, M. Forgeot,
l'adjoint de M. Menayas (directeur financier, NDLR), son chef comptable de mémoire,
donnait l'ordre de transfert de sommes ainsi définies de DCN-I vers les plateformes
de rang I, c'est-à-dire Heine au Luxembourg et Marlindoon en Irlande, a encore expliqué
M. Aris. L'idée était de ne pas favoriser un circuit par rapport à un autre et d'assurer
une plus grande discrétion des paiements.
C'est alors que M. Boivin intervenait pour transférer les sommes
sur les plateformes de rang II.»
Ainsi Emmanuel Aris confirme-t-il que, afin de créer le maximum de “coupe-circuits”,Sous-marin
la DCN avait mis en place un système d'évacuation des commissions à deux étages.
Le second, le plus sensible, étant confié à M. Boivin.
«Quand les fonds arrivaient chez Heine ou Marlindoon, a ajouté M. Aris, M. Boivin
se rendait au Luxembourg ou en Irlande pour exécuter les ordres que nous lui donnions
sur les plateformes de rang II, M. Menayas et moi-même. Puis, M. Boivin se rendait
sur les plateformes de rang II, aux îles Caïmans, aux Bahamas,
aux BVI (British Virgin Islands, îles Vierges britanniques, NDLR) et à l'île de Man.
Ces sociétés de rang II avaient été créées, sur les conseils de M. Boivin qui
connaissait les circuits et qui nous a présenté des administrateurs –
comme d'ailleurs pour les sociétés de rang I – par moi-même, M. Menayas avec
l'assistance de M. Boivin. Nous nous sommes rendus à trois
dans ces pays pour créer et faire fonctionner ces sociétés.»
Mais M. Aris est formel, M. Boivin n'était «jamais» en relation avec les intermédiaires:
«J'étais le seul à avoir les contacts avec les agents sauf à de rares exceptions.»
Interrogé sur Ziad Takieddine, qui dément contre l'évidence avoir joué le moindre rôle
dans le contrat Agosta, voici ce qu'en a dit M. Aris sur procès-verbal:
«En ce qui concerne Mercor Finance (la société utilisée par M. Takieddine, NDLR),
ce n'est pas moi qui ai choisi cet agent. M. Castellan, au premier semestre 1994,
m'a demandé de contacter un nommé Ziad Takieddine que je ne connaissais pas
et m'a précisé qu'il avait été recommandé par le ministère de la défense, en la personne
de M. Renaud Donnedieu de Vabres. C'est la seule fois que j'ai eu à gérer une telle recommandation. M. Léotard était ministre de la défense, il avait des moyens
d'investigations que je n'avais pas, la DGSE, attaché à la défense, etc.
Et sa demande pouvait paraître à ce titre légitime et méritait
en tout cas d'être examinée avec sérieux.
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