Ils se croyaient intouchables (4/4). Balladur, le crépuscule du « cardinal »
La princesse a encore éveillé le soupçon des policiers. Elle avait déjà évoqué deux mois plus tôt les voyages en Suisse, les valises d’argent liquide, les paradis fiscaux… Et tout s’est avéré exact. Cette fois, Hélène Karageorgevitch, princesse de Yougoslavie, petite-fille du dernier roi d’Italie (Umberto II), parle d’une « grande maison avec piscine ». Le procès-verbal date du 10 novembre 2011. Il y est question des rapports particuliers que son ex-mari, Thierry Gaubert, entretenait avec l’ancien premier ministre Edouard Balladur.
C’est alors qu’elle s’est souvenue : « Je me rappelle que Thierry m’a dit que M. Balladur cherchait à acquérir une maison sur les hauteurs de Deauville (…) Thierry lui a trouvé une maison à Tourgéville. J’en suis certaine car je l’ai visitée. » Et elle ajoute : « Mon amie Nicola (Johnson) pourra également vous le confirmer, ainsi que Ziad Takieddine, car nous étions tous ensemble lors de la visite. »
Ainsi Thierry Gaubert, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, et le marchand d’armes Ziad Takieddine, tous deux soupçonnés d’être des “porteurs de valises”, tous deux mis en examen pour « abus de bien sociaux » et « blanchiment aggravé » par le juge Renaud Van Ruymbeke dans l’affaire des ventes d’armes du gouvernement Balladur, ont joué les défricheurs immobiliers pour l’ancien premier ministre français… Avec succès : Edouard Balladur et sa femme, Marie-Josèphe, ont acquis le 13 juin 1996 la chaumière de Tourgéville (Calvados) pour 7,3 millions de francs, un an après le départ du “cardinal” – c’était l’un de ses surnoms – de Matignon.
Avec ses façades à colombages, la demeure de 650 m2 relève presque du manoir. Il y a treize pièces, dont cinq chambres, presque autant de salles de bains, une salle de projection, un tennis, une piscine carrelée en mosaïque, un terrain de six hectares et, dans ce havre huppé du pays d’Auge, une vue imprenable sur la mer.
Depuis les confidences d'Hélène de Yougoslavie, les policiers de la division nationale des investigations financières (DNIF) enquêtent tous azimuts sur le patrimoine de l’ancien chef du gouvernement. Ils se sont procuré les déclarations d’impôt sur la fortune des époux Balladur, épluchent année après année celles que l’ancien premier ministre a faites devant la Commission pour la transparence financière de la vie politique.
Ils cherchent à déterminer l’origine exacte des fonds ayant permis l’acquisition du petit bijou normand des Balladur. Les principaux intéressés se défendent de toute irrégularité. Ils l’ont fait savoir spontanément au juge Van Ruymbeke dans une lettre détaillant les moyens financiers (prêts bancaires, ventes de SICAV, apports personnels…) utilisés pour acheter la maison. Le courrier a été écrit le 9 novembre 2011, la veille des déclarations de la princesse.
Au moins deux témoins ont confirmé devant les policiers le rôle de Thierry Gaubert comme intermédiaire, ainsi que l’a décrit son ex-épouse.
Le premier est l’ancien propriétaire de la chaumière, Michel S. « Je jouais dans le même club de golf que M. Gaubert, a-t-il indiqué.Au mois de février ou mars 1996, M. Gaubert m’a présenté M. Balladur comme acheteur. Au départ, il m’avait juste dit qu’il connaissait une personnalité qui pourrait être intéressée par notre maison. » « J’ai cru comprendre qu’il était intime de M. Balladur(…) M. Gaubert ne m’a rien demandé pour m’avoir apporté ces acheteurs et je ne lui ai rien donné », a-t-il précisé.
Le premier est l’ancien propriétaire de la chaumière, Michel S. « Je jouais dans le même club de golf que M. Gaubert, a-t-il indiqué.Au mois de février ou mars 1996, M. Gaubert m’a présenté M. Balladur comme acheteur. Au départ, il m’avait juste dit qu’il connaissait une personnalité qui pourrait être intéressée par notre maison. » « J’ai cru comprendre qu’il était intime de M. Balladur(…) M. Gaubert ne m’a rien demandé pour m’avoir apporté ces acheteurs et je ne lui ai rien donné », a-t-il précisé.
Le second est l’architecte Jean-Yves H. : « J’ai eu l’occasion d’apporter mes conseils à M. Gaubert concernant une propriété à Tourgéville en vue d’acquisition par M. Edouard Balladur. Il m’avait sollicité afin de lui apporter mes conseils sur la structure, pour savoir si c’était un bâtiment de qualité et sur d’éventuels travaux. (...) Il m’a indiqué qu’il intervenait en tant qu’intermédiaire pour la vente de cette propriété ».
L’ancienne femme de chambre et cuisinière des Balladur, Chantal S., a quant à elle rapporté en mars 2012 avoir été rémunérée en espèces par ses employeurs. « Est-ce que vous avez demandé à être payée en espèces ? » lui a demandé le policier. « Non, a-t-elle répondu. C’est eux sans me demander mon avis. Cela m’a d’ailleurs surpris, car tout le monde me paie en chèques. »D’après son témoignage, c’est Edouard Balladur ou l’un de ses gardes du corps qui lui remettait l’argent liquide ; des billets usagés.
Les hommes du premier ministre
L’une des fiches de paie de la domestique a été découverte par les enquêteurs dans les archives de l’Association pour la réforme, une formation politique créée par Balladur après sa défaite à l’élection présidentielle de 1995. « Je ne comprends pas », a réagi la femme de chambre.
L’argent liquide, qu’il soit là pour payer les salaires des domestiques ou financer une campagne présidentielle, est le vrai personnage central de l’enquête du juge Van Ruymbeke dans l’affaire Takieddine. Il est partout. Il sort de la bouche des témoins, apparaît sur les relevés des comptes secrets des intermédiaires amis, surgit parfois même à l’improviste, au détour d’un bordereau bancaire de l’association de financement de la campagne d’Edouard Balladur, l’Aficeb.
D’après les derniers développements de l’enquête, la religion du juge semble faite pour ce qui concerne le financement politique. L’argent, après avoir été blanchi dans une nuée de paradis fiscaux (Luxembourg, île de Man, îles Vierges britanniques, Liechtenstein, Suisse…), provient des commissions occultes des marchés d’armement du gouvernement Balladur avec le Pakistan et l’Arabie saoudite.
L’intermédiaire Ziad Takieddine et son associé Abdulrahman El-Assir, lui aussi mis en examen, apparaissent comme les pivots du réseau de détournement d’argent sur les ventes d’armes françaises. Ils ont été imposés dans les négociations grâce au ministre de la défense, François Léotard, et ont reçu les commissions grâce à celui du budget, Nicolas Sarkozy. Deux soutiens majeurs du candidat Balladur en 1995.
Dans l’ombre, un homme a joué un rôle essentiel : Nicolas Bazire, actuel n°2 du géant mondial du luxe LVMH. Ancien directeur de cabinet puis de campagne d’Edouard Balladur, il est lui aussi mis en examen dans le dossier. Il lui est notamment reproché d’avoir participé à la mise en place, depuis Matignon, du réseau Takieddine.
Les agendas d’un intermédiaire saoudien, le cheik Ali Ben Moussalam, font d’ailleurs apparaître que Nicolas Bazire et Edouard Balladur ont personnellement rencontré les membres du réseau Takieddine avant la signature de juteux contrats avec l’Arabie saoudite, trois au total. Du jamais vu.
Un rapport de janvier 2010 de la police luxembourgeoise cite également le nom de Nicolas Bazire, à côté de celui de Nicolas Sarkozy, comme ayant validé, depuis Matignon, la constitution d’une société-écran de la Direction des constructions navales (DCN), Heine, ayant abrité les commissions occultes du réseau Takieddine dans le marché des sous-marins pakistanais.
Les investigations ont depuis démontré l’absolue inutilité du réseau Takieddine dans la conclusion des contrats, pakistanais ou saoudiens. Si ce n’est pour récupérer du cash, et vite, à quelques mois du premier tour de l’élection présidentielle. Nicolas Bazire, interpellé, placé en garde à vue, mis en examen, puis entendu à plusieurs reprises par le juge, dément en bloc toute implication personnelle dans les malversations.
Seulement voilà, Hélène de Yougoslavie a fait des déclarations embarrassantes à son endroit s’agissant des voyages en Suisse de son ex-mari et Ziad Takieddine. « Thierry m’a dit qu’il remettait de temps en temps l’argent à Nicolas Bazire. Mon mari et M. Takieddine remettaient les sommes d’argent tous les deux ensemble à M. Bazire et c’est pour cela qu’à la fin, M. Bazire avait peur. Ces remises d’argent avaient eu lieu dans les années 90, c’était à l’époque où M. Balladur était premier ministre », a-t-elle affirmé sur procès-verbal. « Thierry m’a dit que Nicolas Bazire ne voulait plus voir Ziad Takieddine, a-t-elle ajouté, et qu’il avait peur de Ziad et de ces remises d’argent. »
Thierry Gaubert, interrogé à son tour, a reconnu que Nicolas Bazire ne voulait plus voir Ziad Takieddine après la signature du contrat Sawari II (ventes de frégates) avec l’Arabie saoudite. Mais il a nié, devant les policiers, une quelconque valse des mallettes. « M. Bazire ne voulait pas être lié à M. Takieddine. C’est ce qu’il m’a fait comprendre. Il avait une réputation sulfureuse et ne voulait pas le revoir après la conclusion du contrat avec l’Arabie saoudite », a expliqué Gaubert. Bazire, au contraire, a affirmé devant le juge avoir « toujours entretenu des relations cordiales avec M. Takieddine », tout en démentant « formellement toute remise d’argent ».
Balladur, le roi du T-shirt
Durant la campagne présidentielle de 1995, les espèces ont pourtant plu sur le compte de campagne de Balladur : un peu plus de quinze millions de francs auront été brassés par les machines du Crédit du Nord, le plus souvent des grosses coupures. Pour les policiers de la DNIF, « il s’agit du poste le plus litigieux et le plus opaque sur l’origine des fonds ».
Les trois quarts de ces espèces ont été déposés en catastrophe, juste avant ou après le scrutin. Le 21 avril, par exemple, une somme de 1,4 million de francs (200.000 euros) a atterri sur le compte, soi-disant constituée de remboursements de billets de train tardifs par les militants. Les policiers jugent l’explication « peu convaincante »dans un rapport de juin 2011.
Le 26 avril 1995 surtout, trois jours après la défaite, un versement de 10,25 millions de francs (1,5 million d’euros) est venu combler, comme par miracle, un trou béant dans la comptabilité. Interrogé par les policiers, Alexandre Galdin, assistant du trésorier de la campagne, se souvient avoir trimballé ce jour-là des masses de billets dans « une valise d’environ 1 mètre par 50 centimètres », jusqu’à l’agence du boulevard Haussmann.
L’argent avait été recompté la veille au QG, dans une scène digne d’un film d’Audiard : « Il y avait des coupures allant de 100 à 500 francs, essentiellement des grosses coupures, a raconté aux enquêteurs Evelyne Rauhlac, pilier de la cellule « trésorerie ». Nous avons passé une bonne partie de l’après-midi et de la soirée à compter les billets. (…) Nous les avons mis en tas en les regroupant, et avons fait tenir les liasses au moyen de trombones ou d’élastiques, ou de papiers agrafés. » Son collègue Raymond Huart, qui l’a épaulée, a déclaré sur PV : « Je me souviens que j’étais effaré par la masse de cet argent, je n’en avais jamais vu autant de ma vie. »
À l’été 1995, les rapporteurs du Conseil constitutionnel n’ont pas manqué d’interroger le mandataire de Balladur, Francis Lamy, sur l’origine de ces 10 millions. Outre de supposées collectes « manuelles », celui-ci a insisté sur la vente de tee-shirts, casquettes ou pin’s.
Si les enquêteurs ont bien retrouvé trace d’un achat de 30 000 tee-shirts en février 1995 (pour un montant de 435 000 francs seulement, soit 66.000 euros), ils ont enregistré plusieurs témoignages qui réduisent ce scénario à néant. « À la fin de la campagne, il restait beaucoup de tee-shirts, a par exemple raconté Raymond Huart. Au QG, ils ne savaient pas quoi en faire, et ils en ont donnés à beaucoup de monde. »
Même Nicolas Bazire, directeur de campagne de Balladur, a fini par admettre, lors d’un interrogatoire en novembre 2011, que l’explication fournie à l’époque au Conseil constitutionnel était fumeuse : « Plus que fausse, je la considère insuffisante, a-t-il concédé au juge. Il aurait fallu la compléter… »
Le principal intéressé, Edouard Balladur, a bien “corrigé” la version officielle quant à l’origine de ces 10 millions, devant la mission d’information parlementaire sur l’attentat de Karachi: « Les sommes déposées en espèces provenaient des collectes effectuées dans les centaines de réunions publiques qui ont eu lieu à travers tout le pays. » Des dons en billets de 500 francs ? En plein meetings ?« Les montants les plus modestes pouvaient, pour des raisons de commodité, avoir été échangés ou regroupés par ceux qui les rassemblaient », a plaidé l’ancien candidat devant les députés.
Dans la coulisse, c’est la panique. Alors qu’il est fâché avec son ex-trésorier, l’ancien premier ministre prend tout de même soin de lui fournir une note sous forme de “rappel des faits”, comme des éléments de langage en vue des interrogatoires.
Comptes truqués
Mais les policiers ne croient pas une seconde à la version de Balladur. Toute la cellule “trésorerie” a raconté qu’elle avait pris l’habitude de déposer les espèces collectées au fur et à mesure. Entre le 15 mars et le 24 avril, les enquêteurs ont ainsi retrouvé 23 remises d’espèces au guichet du Crédit du Nord, provenant de quêtes ou meetings, pour une somme de 3,2 millions de francs (500.000 euros). Pour les policiers de la DNIF, le versement du 26 avril « n'est pas justifiable sur le plan comptable ».
Ce fameux dépôt boulevard Haussmann, personne ne veut d’ailleurs l’assumer. « Je n’en ai pris connaissance qu’à l’ouverture de la présente procédure (judiciaire) », a déclaré Nicolas Bazire en novembre 2011, devant le juge Van Ruymbeke.
Le trésorier, René Galy-Dejean, admet avoir escorté plusieurs millions de francs à la banque le 26 avril, mais pas dix millions, seulement trois. Les sept autres brûlent visiblement les doigts. « Cela a été déposé à mon insu », a-t-il lancé aux policiers. « Je n’aurais pas accepté de faire ce dépôt. On ne pouvait pas me faire déposer le montant et la nature du dépôt, tels qu’ils figurent sur le reçu (avec des billets de 100 ou 500 francs), en me faisant croire que cela venait des recettes des meetings. »
Et de suspecter un « double circuit » : « Je pense aujourd’hui à la réflexion qu’on a demandé à Mme Rauhlac de déposer les sept millions. » Qui se cache derrière ce “on” ? « Il n’y avait que deux personnes qui pouvaient le lui demander, a balancé le trésorier :M. Balladur ou M. Bazire. »
Au-delà des recettes en liquide bel et bien déclarées au Conseil constitutionnel (15 millions de francs, soit 2,3 millions d’euros au total), les enquêteurs ont identifié d’autres espèces suspectes : celles qui auraient servi à régler des prestataires “au black”, et n’ont jamais été inscrites dans la comptabilité officielle du candidat.
Le responsable d’une société de sécurité, Olivier Michaud, a notamment reconnu sur procès-verbal, au printemps 2011, qu’il avait touché « entre 5,2 et 5,3 millions de francs » (800 000 euros) en liquide pour assurer la sécurité de plusieurs meetings, à partir de la mi-mars 1995. « À un moment, René Galy-Dejean (le trésorier)m’a dit qu’il ne pouvait plus me payer par chèques », a-t-il rapporté aux policiers. Le trésorier a vigoureusement démenti. Mais dans un procès-verbal de constatations, les policiers relèvent« l’absence de dépenses de sécurité » dans le compte de campagne« à partir de la mi-mars 1995 », « alors que les meetings les plus importants restaient à venir, dont celui du Bourget ».
Certaines dépenses en communication auraient également été dissimulées au Conseil constitutionnel. Cette fois, c’est Nicola Johnson, l’ex-épouse de Ziad Takieddine, qui a mis les policiers sur la piste. En décembre 2011, elle s’est rappelé qu’un certain Paul Manafort, un consultant américain proche des républicains, avait apporté ses lumières à l’équipe de l’ancien premier ministre. « Ziad m’a dit que Paul Manafort intervenait dans la campagne présidentielle pour conseiller M. Balladur, a-t-elle détaillé. Je me rappelle que Paul envoyait des fax à Ziad, en anglais, et Ziad devait les traduire pour le donner au camp Balladur. » Une information démentie depuis par l’entourage du candidat.
Mais Nicola Johnson se souvient très bien avoir rencontré Paul Manafort au domicile parisien d’Abdulrahman El-Assir, associé de son mari et bénéficiaire de dizaines de millions d’euros de commissions. « Qui aurait embauché M. Paul Manafort sur la campagne ? » lui ont demandé les policiers. « J’imagine El-Assir et Ziad. Je pense qu’ils ont payé. »
De fait, d’après Paris Match, le juge Van Ruymbeke a repéré des virements concordants depuis les comptes suisses d’El-Assir : entre septembre 1994 et août 1995, époque de la présidentielle en France, 400 000 dollars sont allés alimenter la société de Paul Manafort aux États-Unis, son propre compte en banque, ou celui de proches. 400 000 dollars invisibles dans le compte de campagne de Balladur.
En 1995, déjà, les rapporteurs du Conseil constitutionnel avaient estimé que 13,3 millions de francs (2 millions d’euros) de dépenses (sondages, imprimeurs, etc.) avaient été dissimulés par l’équipe du candidat, soucieuse de ne pas crever le plafond des dépenses autorisées par la loi (90 millions de francs au maximum). Les rapporteurs ont logiquement recommandé au Conseil de rejeter le compte du candidat.
Présidé par le socialiste Roland Dumas, celui-ci est passé outre, préférant éviter la ruine à Balladur, qui aurait dû tirer un trait sur le remboursement par l’État de ses frais de campagne. Ce faisant, il n’a pas seulement validé des comptes truqués, il pourrait bien avoir aidé
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