Médiapart
Il va de soi que nous prenons, à Mediapart, l'exacte mesure de ce que nous publions là. Et plus encore, tant il peut laisser stupéfait le lecteur peu attentif aux affaires du sarkozysme. Nous mesurons pleinement l'impact potentiel de ce document. Il est vertigineux, destructeur, pour ce pouvoir, pour notre système politique. Ainsi donc, un accord est trouvé, dit ce document, entre celui qui fut l'un des pires dictateurs de la planète et celui qui prétendait alors à la présidence de la République française. Soutien à Nicolas Sarkozy pour la campagne présidentielle de 2007 : 50 millions d'euros. En décembre 2006. A moins de six mois de l'élection.
25
juillet 2007, Tripoli© Reuters
On imagine d'avance la réponse de M. Sarkozy et des siens (à ce stade, l'Elysée que nous avons contacté a refusé de répondre) : une fable, une honte, les fameuses « méthodes fascistes » de Mediapart ! L'acharnement par la calomnie ! Oui, nous connaissons ces réponses. Elles nous furent opposées, il y a presque deux ans, en 2010, lorsque Mediapart révélait ce qui allait devenir l'immense scandale Bettencourt.
Depuis, plusieurs informations judiciaires ont été ouvertes. Des redressements fiscaux de plusieurs dizaines de millions d'euros ont été signifiés à Liliane Bettencourt.
Son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, est en prison depuis plus d'un mois, sous le coup de mises en examen multiples. Et Eric Woerth, l'ancien ministre dont Nicolas Sarkozy se portait bruyamment garant en juillet 2010, est sous le coup de deux mises en examen. Aucun des éléments d'enquête de Mediapart ne s'est trouvé, à ce jour, démenti.
Alors cette enquête libyenne ? Son enjeu est différent, tant elle nous fait passer dans une autre dimension.
Nous accédons là non plus à l'aide masquée et illégale qu'aurait pu apporter l'une des plus grandes fortunes françaises à un camp politique et à son candidat. Il s'agirait cette fois de la mise en place d'un système à grande échelle de détournements de fonds et de corruption, par un Etat étranger, d'un clan politique.
Chacun aura compris, par ailleurs, qu'au vu du montant cité par ce document, 50 millions d'euros, il ne s'agit plus seulement de soupçons de financement politique (le plafond autorisé des dépenses de campagne pour la présidentielle est de 22 millions d'euros par candidat) mais, peut-être, d'enrichissement privé des protagonistes. Et chacun aura compris qu'une telle affaire est susceptible de bouleverser la version officielle qui nous est proposée des raisons de l'entrée en guerre, il y a un an, en Libye pour faire chuter le régime Kadhafi. Tout comme elle éclaire d'une tout autre lumière ce que fut la visite d'Etat du dictateur Kadhafi en France, en décembre 2007.
Ci-dessous, Claude Guéant justifiant cette visite au 20 heures de France-2, le 10 décembre 2007 :
Visite de Kadhafi : le cynisme de Guéant par daniel-c
Les
explications de Mediapart
Pour toutes ces raisons et vu l’importance
exceptionnelle du document que nous publions, signé par l’un des
piliers du régime déchu, Moussa Koussa, et qui vient compléter
de multiples informations déjà révélées, il est indispensable
qu’une enquête officielle s’ouvre sur ce volet spécifique des
affaires libyennes. Enquête judiciaire ou commission d’enquête
parlementaire : la lumière doit être faite sur ce qui
apparaît potentiellement comme pouvant être le plus grand
scandale de la République.
Ce n’est pas à la légère que Mediapart a
choisi, dans ce moment, de publier un tel document. Et cela mérite
quelques explications.
Publier une telle information à huit jours du
second tour de l'élection présidentielle n'est pas indifférent.
Disons-le, nous nous serions passés de ce calendrier électoral.
Pour une raison simple : c'est que nos révélations risquent
de n'être jaugées qu'à l'aune de cette échéance électorale.
Et, surtout, parce que ce n'est pas le nôtre : nous publions
ce document maintenant parce que c'est maintenant que notre enquête
a permis de le trouver, après dix mois d'investigations constantes
sur les secrets libyens de l'actuel président de la République.
Les affaires libyennes du régime Sarkozy
s'inscrivent en effet dans un temps autrement plus long que le bref
calendrier électoral actuel. Débutées en 2005, elles se
poursuivront bien après l'élection puisque les juges Renaud Van
Ruymbeke et Roger Le Loire pourraient d'ores et déjà faire le
choix d’élargir le champ de leurs investigations et qu'une
enquête spécifique s'avère désormais indispensable.
Sarkozy
et Kadhafi en juillet 2007 à Tripoli.© (Reuters)
«
Boules puantes ». Ce fut
récemment l'expression de Nicolas Sarkozy, utilisée pour ne pas
répondre aux questions de journalistes sur ces multiples affaires
qui le cernent et menacent de l'envoyer devant un juge, s'il
perdait la présidentielle et, par là même, son immunité
judiciaire. Nos lecteurs fidèles savent combien notre travail ne
peut en rien être ramené aux « boules puantes »
du candidat Sarkozy.
Z.Takieddine©
Mediapart
Nos premières enquêtes sur les affaires libyennes
de l'Elysée ont été publiées... il y a dix mois. Le 10 juillet
2011, nous avons mis en ligne le premier article d'une série que
nous avons appelée « Les documents Takieddine » (à
retrouver en cliquant ici). Takieddine,
du nom de cet intermédiaire dans les contrats internationaux, et
qui a été durant plus de quinze années au cœur de la Sarkozie,
en lien avec quelques-uns des plus proches de l'actuel chef de
l'Etat, Nicolas Bazire, Claude Guéant, Brice Hortefeux, Thierry
Gaubert.
« Le
financier secret qui met en danger le clan Sarkozy »
était le titre de notre premier article. Entrés en possession de
plusieurs centaines de documents de ce marchand d'armes, nous avons
pu recouper, vérifier puis reconstituer le détail de ses
activités...
Ce premier article débutait ainsi : « Cet
homme est une bombe à retardement pour le clan Sarkozy. Connu pour
être le principal suspect dans le volet financier de l’affaire
Karachi, Ziad Takieddine est bien plus que cela. Mediapart est en
mesure d'affirmer qu'il est devenu à partir de 2002 un conseiller
occulte et un financier de l’ombre au cœur du sarkozysme, de la
conquête du pouvoir jusqu'à aujourd'hui, selon de nombreux
documents exclusifs que nous nous sommes procurés. »
Depuis, nous avons publié près de cinquante
enquêtes sur Ziad Takieddine, ses affaires comme ses liens
multiples avec Claude Guéant, quand ce dernier était secrétaire
général à l’Elysée. Très vite, les particularités des
différents dossiers libyens sont apparues. Dès le 22 juillet
2011, nous avons publié des documents montrant comment l'équipe
de Nicolas Sarkozy a tout fait pour sauver la mise judiciaire
d'Abdallah Senoussi (à
lire ici). Patron des services spéciaux
libyens et beau-frère de Kadhafi, il a été condamné le 10 mars
1999 à une peine de perpétuité en France dans l'affaire de
l'attentat contre le DC10 d'UTA, et il est visé depuis par un
mandat d'arrêt international.
Le 28 juillet 2011, sous le titre « Le
grand soupçon libyen », nous
avons mis en évidence l’importance mais aussi l’opacité de
nombreux accords financiers passés entre le régime Kadhafi et
l’entourage du chef de l’Etat. « Selon
une vingtaine de notes confidentielles obtenues par Mediapart,
Claude Guéant, alors directeur de cabinet du ministre de
l'intérieur, puis secrétaire général de l'Elysée, a été avec
le sulfureux homme d'affaires Ziad Takieddine le pivot des deals
financiers de la France avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi,
de 2005 à 2007. »
Depuis l’été 2011, nos collègues Fabrice Arfi
et Karl Laske n’ont cessé de poursuivre leurs investigations, en
complément de la seule exploitation des documents Takieddine. Dans
le chaos qui a suivi la chute du dictateur, de nouvelles
opportunités se sont présentées. Plusieurs mois d’enquête, de
rendez-vous avec des intermédiaires, de déplacements à
l’étranger leur ont permis de remonter progressivement vers des
acteurs clés de l’ancien régime Kadhafi ou de différentes
factions qui tentent aujourd’hui de gagner leur place dans la
nouvelle Libye.
Années d'affairisme
C’est ce lent travail qui permet aujourd’hui de publier ce document.L’agenda n’est pas électoral : il est celui de la progression de notre enquête.
D’ailleurs, le 12 mars, nous avions publié un article (à lire en cliquant ici) qui faisait déjà état d’un possible financement, à hauteur de 50 millions d’euros, de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007.
Enquête qui s’appuyait sur le témoignage d’un médecin et sur une note rédigée par Jean-Charles Brisard, ancien membre de l’équipe de campagne d’Edouard Balladur, en 1995, aujourd’hui dirigeant d’une société de renseignements privée.
Le document officiel signé par Moussa Koussa achève de donner crédit aux informations déjà publiées. Il éclaire brutalement ce que fut la soudaine lune de miel, à partir de 2005, entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et Mouammar Kadhafi.
Nous avons expliqué, dans nos enquêtes, comment se voyant barrés de la négociation de contrats avec l’Arabie saoudite, les proches de Nicolas Sarkozy ont fait en 2005 le choix de la Libye. Alors tout juste réintégré dans le grand jeu de la communauté internationale après en avoir été le paria, le régime Kadhafi a entamé une “ouverture” essentiellement basée sur des contrats mirifiques avec plusieurs pays.
Kadhafi
et Sarkozy en décembre 2007.© (Reuters)
C’est précisément à ce moment que l’équipe
Sarkozy, avec Takieddine en intermédiaire, prend le chemin de
Tripoli. La libération des infirmières bulgares, pour laquelle
Claude Guéant et Ziad Takieddine ont joué un rôle central, mais
dont les conditions financières restent particulièrement troubles
(avec le Qatar en intermédiaire financier), marque
l’officialisation de ces nouvelles relations. Et l’apogée
survient avec la réception pourtant très contestée, à droite
comme à gauche, du dictateur à Paris, début décembre 2007, pour
une visite de cinq jours.
La multitude de contrats alors annoncés (infrastructures, armement, pétrole ainsi qu’une centrale nucléaire devant fournir l’énergie nécessaire à une usine de désalinisation d’eau de mer) surprend les observateurs. Dans les coulisses, Ziad Takieddine se rêve en grand ordonnateur de cette avalanche de contrats mirifiques.
Les errements du régime Kadhafi puis les révolutions arabes mettront un coup d’arrêt à ces relations. Le déclenchement de la guerre et de l’intervention des forces aériennes de l’Otan, sur une pression soudaine de Nicolas Sarkozy, ne permettra pas seulement de renverser le dictateur. La guerre permettra d’effacer ces années.
Années d’affairisme dont tout laisse penser aujourd’hui qu’elles furent l’occasion de manœuvres corruptrices d’une ampleur stupéfiante.
D’où la
nécessité et l’urgence d’une vaste enquête officielle et
indépendante.
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