dimanche 29 avril 2012


Libye :

l'urgence d'une enquête officielle
 28 avril 2012 | Par François Bonnet
Médiapart

Il faut prendre la mesure exacte de l'enquête que nous publions sur les liens financiers entre le régime Kadhafi et Nicolas Sarkozy (elle est à lire ici). De quoi s'agit-il ? D'une possible entreprise de corruption massive, par une puissance étrangère, d'un ministre français devenu président de la République et, aujourd'hui, candidat à un second mandat. Disons-le clairement : c'est du jamais vu. Jamais un journal d'information n'a été en mesure de publier un tel document, qui dévoile les coulisses de négociations liées à la politique et aux affaires, et fait ouvertement état de financements politiques illégaux voire d'enrichissements privés.

Il va de soi que nous prenons, à Mediapart, l'exacte mesure de ce que nous publions là. Et plus encore, tant il peut laisser stupéfait le lecteur peu attentif aux affaires du sarkozysme. Nous mesurons pleinement l'impact potentiel de ce document. Il est vertigineux, destructeur, pour ce pouvoir, pour notre système politique. Ainsi donc, un accord est trouvé, dit ce document, entre celui qui fut l'un des pires dictateurs de la planète et celui qui prétendait alors à la présidence de la République française. Soutien à Nicolas Sarkozy pour la campagne présidentielle de 2007 : 50 millions d'euros. En décembre 2006. A moins de six mois de l'élection.
25 juillet 2007, Tripoli 
25 juillet 2007, Tripoli© Reuters

 On imagine d'avance la réponse de M. Sarkozy et des siens (à ce stade, l'Elysée que nous avons contacté a refusé de répondre) : une fable, une honte, les fameuses « méthodes fascistes » de Mediapart ! L'acharnement par la calomnie ! Oui, nous connaissons ces réponses. Elles nous furent opposées, il y a presque deux ans, en 2010, lorsque Mediapart révélait ce qui allait devenir l'immense scandale Bettencourt.

Depuis, plusieurs informations judiciaires ont été ouvertes. Des redressements fiscaux de plusieurs dizaines de millions d'euros ont été signifiés à Liliane Bettencourt. 



Son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, est en prison depuis plus d'un mois, sous le coup de mises en examen multiples. Et Eric Woerth, l'ancien ministre dont Nicolas Sarkozy se portait bruyamment garant en juillet 2010, est sous le coup de deux mises en examen. Aucun des éléments d'enquête de Mediapart ne s'est trouvé, à ce jour, démenti.
Alors cette enquête libyenne ? Son enjeu est différent, tant elle nous fait passer dans une autre dimension.

 Nous accédons là non plus à l'aide masquée et illégale qu'aurait pu apporter l'une des plus grandes fortunes françaises à un camp politique et à son candidat. Il s'agirait cette fois de la mise en place d'un système à grande échelle de détournements de fonds et de corruption, par un Etat étranger, d'un clan politique.

Chacun aura compris, par ailleurs, qu'au vu du montant cité par ce document, 50 millions d'euros, il ne s'agit plus seulement de soupçons de financement politique (le plafond autorisé des dépenses de campagne pour la présidentielle est de 22 millions d'euros par candidat) mais, peut-être, d'enrichissement privé des protagonistes. Et chacun aura compris qu'une telle affaire est susceptible de bouleverser la version officielle qui nous est proposée des raisons de l'entrée en guerre, il y a un an, en Libye pour faire chuter le régime Kadhafi. Tout comme elle éclaire d'une tout autre lumière ce que fut la visite d'Etat du dictateur Kadhafi en France, en décembre 2007.
Ci-dessous, Claude Guéant justifiant cette visite au 20 heures de France-2, le 10 décembre 2007 :


Visite de Kadhafi : le cynisme de Guéant par daniel-c


Les explications de Mediapart

Pour toutes ces raisons et vu l’importance exceptionnelle du document que nous publions, signé par l’un des piliers du régime déchu, Moussa Koussa, et qui vient compléter de multiples informations déjà révélées, il est indispensable qu’une enquête officielle s’ouvre sur ce volet spécifique des affaires libyennes. Enquête judiciaire ou commission d’enquête parlementaire : la lumière doit être faite sur ce qui apparaît potentiellement comme pouvant être le plus grand scandale de la République.

Ce n’est pas à la légère que Mediapart a choisi, dans ce moment, de publier un tel document. Et cela mérite quelques explications.
Publier une telle information à huit jours du second tour de l'élection présidentielle n'est pas indifférent. Disons-le, nous nous serions passés de ce calendrier électoral. Pour une raison simple : c'est que nos révélations risquent de n'être jaugées qu'à l'aune de cette échéance électorale. Et, surtout, parce que ce n'est pas le nôtre : nous publions ce document maintenant parce que c'est maintenant que notre enquête a permis de le trouver, après dix mois d'investigations constantes sur les secrets libyens de l'actuel président de la République.

Les affaires libyennes du régime Sarkozy s'inscrivent en effet dans un temps autrement plus long que le bref calendrier électoral actuel. Débutées en 2005, elles se poursuivront bien après l'élection puisque les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire pourraient d'ores et déjà faire le choix d’élargir le champ de leurs investigations et qu'une enquête spécifique s'avère désormais indispensable.

Sarkozy et Kadhafi en juillet 2007 à Tripoli. 
Sarkozy et Kadhafi en juillet 2007 à Tripoli.© (Reuters)
«
 Boules puantes ». Ce fut récemment l'expression de Nicolas Sarkozy, utilisée pour ne pas répondre aux questions de journalistes sur ces multiples affaires qui le cernent et menacent de l'envoyer devant un juge, s'il perdait la présidentielle et, par là même, son immunité judiciaire. Nos lecteurs fidèles savent combien notre travail ne peut en rien être ramené aux « boules puantes » du candidat Sarkozy.

Z.Takieddine 
Z.Takieddine© Mediapart

Nos premières enquêtes sur les affaires libyennes de l'Elysée ont été publiées... il y a dix mois. Le 10 juillet 2011, nous avons mis en ligne le premier article d'une série que nous avons appelée « Les documents Takieddine » (à retrouver en cliquant ici). Takieddine, du nom de cet intermédiaire dans les contrats internationaux, et qui a été durant plus de quinze années au cœur de la Sarkozie, en lien avec quelques-uns des plus proches de l'actuel chef de l'Etat, Nicolas Bazire, Claude Guéant, Brice Hortefeux, Thierry Gaubert.
« Le financier secret qui met en danger le clan Sarkozy » était le titre de notre premier article. Entrés en possession de plusieurs centaines de documents de ce marchand d'armes, nous avons pu recouper, vérifier puis reconstituer le détail de ses activités... 

 Ce premier article débutait ainsi : « Cet homme est une bombe à retardement pour le clan Sarkozy. Connu pour être le principal suspect dans le volet financier de l’affaire Karachi, Ziad Takieddine est bien plus que cela. Mediapart est en mesure d'affirmer qu'il est devenu à partir de 2002 un conseiller occulte et un financier de l’ombre au cœur du sarkozysme, de la conquête du pouvoir jusqu'à aujourd'hui, selon de nombreux documents exclusifs que nous nous sommes procurés. »

Depuis, nous avons publié près de cinquante enquêtes sur Ziad Takieddine, ses affaires comme ses liens multiples avec Claude Guéant, quand ce dernier était secrétaire général à l’Elysée. Très vite, les particularités des différents dossiers libyens sont apparues. Dès le 22 juillet 2011, nous avons publié des documents montrant comment l'équipe de Nicolas Sarkozy a tout fait pour sauver la mise judiciaire d'Abdallah Senoussi (à lire ici). Patron des services spéciaux libyens et beau-frère de Kadhafi, il a été condamné le 10 mars 1999 à une peine de perpétuité en France dans l'affaire de l'attentat contre le DC10 d'UTA, et il est visé depuis par un mandat d'arrêt international.

Le 28 juillet 2011, sous le titre « Le grand soupçon libyen », nous avons mis en évidence l’importance mais aussi l’opacité de nombreux accords financiers passés entre le régime Kadhafi et l’entourage du chef de l’Etat. « Selon une vingtaine de notes confidentielles obtenues par Mediapart, Claude Guéant, alors directeur de cabinet du ministre de l'intérieur, puis secrétaire général de l'Elysée, a été avec le sulfureux homme d'affaires Ziad Takieddine le pivot des deals financiers de la France avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, de 2005 à 2007. »

Depuis l’été 2011, nos collègues Fabrice Arfi et Karl Laske n’ont cessé de poursuivre leurs investigations, en complément de la seule exploitation des documents Takieddine. Dans le chaos qui a suivi la chute du dictateur, de nouvelles opportunités se sont présentées. Plusieurs mois d’enquête, de rendez-vous avec des intermédiaires, de déplacements à l’étranger leur ont permis de remonter progressivement vers des acteurs clés de l’ancien régime Kadhafi ou de différentes factions qui tentent aujourd’hui de gagner leur place dans la nouvelle Libye.



Années d'affairisme

C’est ce lent travail qui permet aujourd’hui de publier ce document.
 L’agenda n’est pas électoral : il est celui de la progression de notre enquête. 

D’ailleurs, le 12 mars, nous avions publié un article (à lire en cliquant ici) qui faisait déjà état d’un possible financement, à hauteur de 50 millions d’euros, de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007

Enquête qui s’appuyait sur le témoignage d’un médecin et sur une note rédigée par Jean-Charles Brisard, ancien membre de l’équipe de campagne d’Edouard Balladur, en 1995, aujourd’hui dirigeant d’une société de renseignements privée.

Le document officiel signé par Moussa Koussa achève de donner crédit aux informations déjà publiées. Il éclaire brutalement ce que fut la soudaine lune de miel, à partir de 2005, entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et Mouammar Kadhafi. 

Nous avons expliqué, dans nos enquêtes, comment se voyant barrés de la négociation de contrats avec l’Arabie saoudite, les proches de Nicolas Sarkozy ont fait en 2005 le choix de la Libye. Alors tout juste réintégré dans le grand jeu de la communauté internationale après en avoir été le paria, le régime Kadhafi a entamé une “ouverture” essentiellement basée sur des contrats mirifiques avec plusieurs pays.

Kadhafi et Sarkozy en décembre 2007. 
Kadhafi et Sarkozy en décembre 2007.© (Reuters)

C’est précisément à ce moment que l’équipe Sarkozy, avec Takieddine en intermédiaire, prend le chemin de Tripoli. La libération des infirmières bulgares, pour laquelle Claude Guéant et Ziad Takieddine ont joué un rôle central, mais dont les conditions financières restent particulièrement troubles (avec le Qatar en intermédiaire financier), marque l’officialisation de ces nouvelles relations. Et l’apogée survient avec la réception pourtant très contestée, à droite comme à gauche, du dictateur à Paris, début décembre 2007, pour une visite de cinq jours.

La multitude de contrats alors annoncés (infrastructures, armement, pétrole ainsi qu’une centrale nucléaire devant fournir l’énergie nécessaire à une usine de désalinisation d’eau de mer) surprend les observateurs. Dans les coulisses, Ziad Takieddine se rêve en grand ordonnateur de cette avalanche de contrats mirifiques.

Les errements du régime Kadhafi puis les révolutions arabes mettront un coup d’arrêt à ces relations. Le déclenchement de la guerre et de l’intervention des forces aériennes de l’Otan, sur une pression soudaine de Nicolas Sarkozy, ne permettra pas seulement de renverser le dictateur. La guerre permettra d’effacer ces années. 

Années d’affairisme dont tout laisse penser aujourd’hui qu’elles furent l’occasion de manœuvres corruptrices d’une ampleur stupéfiante. 

D’où la nécessité et l’urgence d’une vaste enquête officielle et indépendante.


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